Le soleil du matin dardait de ses premiers rayons le petit jardin luxuriant d’Annie.
Annie aimait les fleurs et les couleurs et son petit coin de verdure était à son image : coloré, gai et fleuri. Armée de ses gants de jardinage et de ses instruments de torture, elle profitait de cette douceur printanière pour piquer quelques boutures. Les vacances scolaires de Pâques avaient commencé et les premiers papillons avaient fait leur apparition. Virevoltant au milieu de cet arc-en-ciel végétal, il y avait la petite Ysée, haute comme trois pommes, qui s’entêtait à parler aux quelques locataires animaliers du jardin. Annie regardait sa petite-fille faire entre deux plantations et s’émerveillait de l’imagination débordante dont faisait preuve l’enfant de cinq ans.
– Ysée, ma chérie, j’ai une mission pour toi. Est-ce que cela t’ennuierait d’aller me chercher dans la roulotte l’arrosoir vert, s’il te plait ? Tu sais, celui avec la petite grenouille dessinée dessus ?
– La roulotte ? Z’ai le droit d’y aller ? demanda la petite-fille toute excitée.
– Oui, mais attention, tu ne touches à rien d’autre que l’arrosoir. Je compte sur toi, hein ?
– T’inquiète pas Mamy, zeuzère.
– “Je gère” ! s’écria la grand-mère amusée par le zozotement de sa petite assistante. Mais cette dernière était déjà trop loin pour entendre la leçon de prononciation du jour.
Les deux petits cuisseaux bombés dans des bottes en caoutchouc jaune, trop grandes, montèrent à toute vitesse les quatre marches de la roulotte qui servait de remise au fond du jardin. Les yeux grand ouverts, la petite fille cherchait du regard l’arrosoir vert. Mieux que la caverne d’Ali Baba, celle des histoires qu’on lui racontait le soir, la roulotte de Mamy Annie était un bric-à-brac sans fin, où s’entassaient bibelots, outils et souvenirs. Au milieu des caisses en bois et des tas de papiers d’un autre âge, Ysée trouva l’objet de sa quête. La petite grenouille lui faisait de l’oeil. Elle poussa doucement les différents obstacles qui la tenaient éloignée de son graal et s’empara du précieux arrosoir quand tout à coup la pile de feuilles de papier se répandit sur le sol de la roulotte. Au milieu des vieilles factures, des documents administratifs périmés et des enveloppes décachetées, Ysée trouva une photographie jaunie, aux bords rongés par le temps et l’acidité du souvenir qui s’éloigne. Au centre du cliché, elle reconnut sa grand-mère, Annie. Elle devait avoir à peine vingt ans. Elle était assise sur un banc, à l’ombre d’un platane touffu. À côté d’elle, se trouvait un homme, qui semblait plus âgé qu’elle et qu’Ysée ne connaissait pas. Ce n’était pas son grand-père, cela, elle en était certaine. Même si ce dernier avait quitté ce monde avant que la petite fille n’y fasse son entrée triomphale, l’homme de la photographie n’avait rien à voir avec celui qui ornait les cadres du salon de Mamy Annie. Ysée scruta avec attention l’inconnu. Décidément, cet homme n’avait vraiment rien de beau. Son nez, tout d’abord, disputait au menton sa proéminence. L’un comme l’autre semblaient avancer dans une course folle à la ligne d’arrivée encore inconnue.
Ce visage tout en relief osseux était encerclé par une chevelure éparse, dont les rares reliquats étaient coiffés en arrière. L’ensemble surmontait un tronc tout en longueur et très mince, auquel une colonne vertébrale semblait manquer. Quant aux jambes de l’inconnu, elles étaient à l’image de son torse ; longues, fines et cagneuses. Le commun des mortels pouvait s’étonner qu’il tienne encore debout sur de si maigres tiges. Annie et l’inconnu souriaient à l’objectif, elle assise sur le banc, lui adossé à l’arbre, l’air vaguement nonchalant.
Annie vit Ysée ressortir, la tête penchée sur un bout de papier, l’arrosoir désespérément absent, le pas trainant.
– Eh bien, chère assistante, qu’est-il advenu de votre mission ?
Ysée ne répondit rien, s’avança à travers les parterres de fleurs, le nez rivé sur le cliché, cherchant dans cet instantané une explication.
– C’est qui Mamy ce monsieur ? demanda la petite-fille tout en pointant de son index terreux la photographie.
Annie posa sa grelinette et ajusta ses lunettes sur son nez. Elle prit le cliché des mains d’Ysée.
Soudain son visage s’adoucit, son regard s’embua quelque peu et un léger sourire vint étirer un coin de sa bouche.
– Ah, Jules… dit-elle dans un soupir où perçaient la tristesse et le plaisir tout à la fois. Je ne savais pas que des photos trainaient encore dans cette vieille roulotte.
– Zules ? reprit Ysée qui ne perdait pas de vue l’inconnu. C’est qui Zules ?
Annie leva les yeux du cliché jauni et regarda sa petite-fille avec tendresse. Ouvrant ses bras en direction d’Ysée, elle l’invita à s’asseoir près d’elle.
– Viens, je vais te raconter l’histoire de JU-les, dit-elle en insistant sur la première syllabe du prénom.
Ysée s’installa aux côtés de sa grand-mère, les yeux bleus fixés sur la révélation du mystère.
– Jules était un amoureux de la nature, un passionné d’herbacés et de végétaux, un enfant de la Terre, dont le souhait le plus cher était d’embellir et de protéger cette mère nourricière. Je n’ai jamais su d’où il venait, encore moins où il allait. Jules était de ces personnes qui ne semblent appartenir qu’au présent. Sans passé, ni futur. Je le croisais fréquemment sur le chemin du lycée. Il était souvent assis sur un des bancs du jardin public qui jouxtait mon école, un banc comme ce banc, là, sur la photographie. Il lisait, il se reposait et il contemplait le monde autour de lui. À force de se croiser quotidiennement, nous avons commencé à nous saluer comme deux habitués des lieux qui ne peuvent plus s’ignorer. D’un salut, naquit un mot, d’un mot, une conversation et d’une conversation une amitié. Jules n’avait pas de maison. C’était son choix. Certains diraient de lui que c’était un marginal voire un S.D.F., mais pour Jules, la nature était sa maison, le jardin public son salon, la forêt sa protection. Il haïssait plus que tout les hommes et leurs constructions. Il se plaisait à dire que si les hommes bétonnaient autant, c’était pour faire taire cette nature trop bavarde qui n’avait de cesse de leur rappeler leur petitesse. Jules était un utopiste.
– C’est quoi Mamy un utopstice ?
– Un utopiste, c’est une personne qui rêve d’un monde qui n’existe pas ou pour Jules, d’un monde que les hommes ne voient pas, ne voient plus. Il voulait mener une révolution, batailler pour une transition vers une vie plus verte, plus naturelle, plus sereine. Mais à force de s’éloigner des chemins tracés par les humains, à force d’arpenter les espaces oubliés par l’homme-bâtisseur, Jules s’est isolé, sa voix devenant un cri silencieux dans les cimes vertes des bois.
– Mais il te connaissait, toi ? Ce n’était pas comme Robinson et Lundi sur leur île déserte.
– Vendredi, ma chérie. Robinson et Vendredi. Oui, il me connaissait et j’aimais échanger avec lui. Il me donnait des conseils sur l’entretien des plantes, me contait le langage des fleurs et celui des saisons. Mais Jules savait qu’une fois le lycée terminé, je partirais poursuivre mes études dans la grande ville la plus proche, refusant implicitement de poursuivre avec lui cette odyssée fleurie. Jules ne m’en tint pas rigueur. Il ne me fit aucun reproche lorsque par un après-midi de juin, dans la chaleur de l’été naissant, je déclinai son invitation à le suivre dans son voyage autour du monde à la recherche des plus beaux espaces fleuris, préservés de l’action humaine. Il était là, assis sur son banc, sac sur le dos, avec peu de sous en poche et des semelles déjà trop élimées pour espérer dépasser ne serait-ce que les reliefs jurassiens. Il ne me fit aucun reproche, il me demanda seulement de tenir une promesse.
– Laquelle Mamy ? interrompit la petite-fille, impatiente.
– Celle d’entretenir un jardin aussi riche et aussi coloré que l’avait été notre rencontre. Et comme tu le vois, c’est ce que je fais, depuis bientôt 40 ans. Tu vois toutes ces tulipes et ces fraises autour de nous ? C’est un peu de Jules qui est là. Tu vois ce figuier et ce noisetier, c’est encore un peu de Jules avec nous. Chaque graine semée, chaque fleur plantée est une ode à Jules.
– Est-il revenu de son tour du monde, Mamy ?
– Je ne sais même pas s’il l’a fait. Je ne connais pas la suite de son histoire. Le lycée s’est terminé, et hormis ce banc dans le jardin public, je ne connaissais rien de lui, ni son nom, ni un numéro de téléphone. Seul lui connaissait l’adresse de la maison de mes parents que j’ai achetée à leur décès. Je suis repassée quelques fois l’année qui a suivi la fin du lycée devant “son” banc, comme ça, pour voir. Il était inlassablement vide. Je ne sais pas s’il a réalisé son projet. Tout ce que je sais, c’est que pendant près de 30 ans, à chacun de mes anniversaires, j’ai reçu un petit paquet dans lequel se trouvait une fleur séchée encadrée. Il n’y avait pas de mots, pas d’adresse d’expédition, pas de tampon postal ni de timbre, seulement cette fleur séchée. Était-ce lui qui s’aventurait une fois par an jusqu’à ma boite aux lettres ? Missionnait-il d’anciens amis ? En avait-il ? Je n’ai jamais su. J’ai bien eu l’idée de guetter le jour de mon anniversaire le pas de la porte. Sans succès. Et pourtant, le soir-même, il y avait un petit paquet dans la boite aux lettres. Ces fleurs séchées, je savais que c’était sa façon à lui de me dire “Je ne t’oublie pas. Et n’oublie pas la promesse que tu m’as faite”.
– C’est cela tous les cadres dans ton bureau ?
– Oui. 30 fleurs séchées, protégées du temps qui passe par leur petite devanture vitrée.
– Et tu n’en reçois plus ?
– La 31e année, à l’occasion de mon anniversaire, je reçus un paquet contenant non pas une fleur séchée mais un paquet de graines. Ce fut le dernier envoi de mon semeur de nature.
D’abord étonnée, je compris finalement. Jules me faisait un dernier adieu, un au revoir qui lui survivrait. Et il avait raison. Tu vois là-bas les fleurs de myosotis qui bleuissent doucement ?
Ce sont les graines que Jules m’a envoyées. Un doux message pour me dire “n’oublie jamais”.
Un petit temps s’écoula avant qu’Ysée ne reprenne la parole :
– Mais alors, il est mort Zules ?
Annie serra Ysée contre elle et lui murmura :
– Ne venais-je pas de te dire tout le contraire ? il n’est pas mort ma chérie, il vit là, autour de nous, dans chaque pétale, dans chaque pistil, dans chaque tige, feuille, épines, racines, fruits qui fleurissent et refleurissent chaque année.
Devant la mine dubitative de la petite fille, Annie ajouta :
– Tiens, prends ces quelques graines et va les planter là-bas à côté du lin. Ce sont des violettes. Sais-tu ce qu’elles signifient ces petites fleurs ?
Ysée fit non de la tête, les petits poings serrés sur les graines à faire germer.
– La violette est une fleur aussi appelée la “discrète”. Elle assure que les secrets, même les plus grands, sont bien gardés. N’est-ce pas, ma jolie poupée ?
Violaine Marsella de Londres