A chaque fois qu’il croisait son regard, il ne pouvait que fondre d’amour pour elle. Avec ses yeux noirs pétillants et son regard malicieux, ses rires spontanés, ses gestes désordonnés et ses nombreuses maladresses infantiles, Garance faisait partie de ces enfants attachants mais libres comme l’air.
Il lui aura fallu attendre que son unique fille atteigne ses 40 ans pour qu’elle lui offre ce cadeau qu’il attendait tant : devenir grand-père, grâce à la naissance d’une petite-fille. Garance et papi Jean, c’était tout un poème. Au fil des ans, un lien très fort s’était créé entre ces deux êtres séparés de trois générations, qui adoraient passer du temps ensemble.
Et justement, du temps, ils allaient en avoir, puisque ce petit être joyeux et haut comme trois pommes venait d’arriver pour les vacances scolaires de février. Cela faisait plus d’une semaine que papi Jean s’agitait dans son étroite maison de campagne, pour que tout soit parfait.
Depuis qu’il était veuf, il était seul à prendre soin du ménage, des courses et du reste, en plus de son potager. Pour la venue de Garance, il avait astiqué sa maison dans les moindres recoins, choisi quelques livres à la bibliothèque et rempli les placards de sa cuisine. Ils allaient pouvoir passer de merveilleux moments ensemble et il s’en réjouissait d’avance.
Mais ce n’était cependant pas la saison la plus favorable pour passer de nombreuses heures dehors, à s’émerveiller de toutes les belles choses que l’on pouvait observer dans un potager. Pas de fraises rouges et juteuses à ramasser, pas d’haricots à cueillir, pas non plus de plants de tomates à redresser. La grelinette était au repos forcé dans la cabane à outils, tout comme le tuyau d’arrosage avec lequel ils avaient tant joué durant l’été dernier.
L’hiver invite toujours à ralentir le rythme, ce qui n’est pas forcément compatible avec les attentes d’une petite fille de quatre ans qui aime gigoter comme un petit asticot. Il fallait donc qu’il se creuse les méninges pour occuper cette jeune princesse.
Dès le premier soir de son arrivée, alors qu’il lui servait une poêlée de rutabaga du jardin, il osa lui demander ce qui lui ferait plaisir pour les jours à venir. Alors, elle réfléchit quelques instants en levant les yeux au ciel, comme si la réponse allait venir d’une des poutres apparentes, puis lui répondit avec un large sourire :
– J’aimerais qu’on mange une tarte aux abricots papi, comme cet été.
Papi Jean s’attendait à tout sauf à cette réponse. Aussi son visage se figea quelques instants.
– Mais mon petit asticot, ce n’est pas la saison des abricots tu sais, et je n’en ai pas au congélateur vu que nous avons tout mangé cet été ! Mais que dirais-tu si on préparait une bonne tarte aux pommes ?
– Non je veux manger une tarte aux abricots, dit-elle avec les yeux humides et un air déçu. C’est ma préférée Papi. Ça me ferait trop plaisir, s’il te plait !
Cette conversation peut vous paraitre anodine, certains penseront même qu’il ne s’agit que d’un simple caprice d’enfant, qui est donc apparu aussi vite qu’il disparaitra. Mais ce serait ignorer l’amour inconditionnel qu’il peut y avoir entre deux êtres.
Depuis la mort de son épouse Martine, papi Jean n’avait plus beaucoup de contact avec l’extérieur. Les nouvelles du monde, où l’on parlait de réchauffement de la planète, de réfugiés climatiques, de la disparition des insectes et des oiseaux lui minaient le moral. Aussi, les sourires de Garance faisaient partie de ces moments rares, de pur bonheur, qu’il appréciait plus que tout. C’est pourquoi il ne put pas dormir cette nuit-là, ses yeux restèrent bien ouverts et son esprit très agité. Il se demanda comment il pourrait satisfaire cette enfant si candide dont le seul souhait était de réaliser, puis de déguster, une tarte aux courbes féminines et aux saveurs acidulés avec son grand-père. Il voulait juste la voir heureuse.
Mais quand les premiers rayons du soleil firent leur apparition, une idée germa dans son esprit. Il se leva avec hâte, enfila ses habits de la veille, passa un peu d’eau sur son visage creusé par le temps puis sortit discrètement dans le jardin. Là, il cueillit une belle courge butternut, frotta un peu la terre encore humide et collée à sa peau, puis l’apporta dans la cuisine. Il rinça la cucurbitacée à l’eau tiède dans une bassine en plastique, la coupa ensuite en deux avec son gros couteau de cuisine. Il enleva les graines, préleva quelques billes de chair orange et tendre, grâce à une cuillère à pomme parisienne.
Il alluma ensuite le four et prépara une pâte à tarte avec de la farine, de l’huile d’olive, du sucre roux et une pincée de sel, qu’il parfuma d’un soupçon de vanille en poudre. Une fois la boule formée, il abaissa la pâte finement puis la disposa dans deux petits moules à tarte. Il déposa, bien serrées les unes contre les autres, les billes de courge butternut crues. Puis dans un bol en céramique, il mélangea un peu de sirop d’érable avec du jus de citron. Après avoir arrosé avec délicatesse les tartes de ce sirop, il enfourna ses deux desserts et, fier de lui, se prépara un bon café.
En fin de cuisson, lorsqu’il ouvrit la porte du four, une odeur plus qu’alléchante s’invita lentement dans la cuisine. Les effluves s’immiscèrent jusque dans la chambre de la petite fille, qui finit par ouvrir les yeux et par s’étirer comme un vieux chat un peu engourdi. Quand elle descendit dans la cuisine quelques minutes plus tard, avec les cheveux en bataille qui cachaient une partie de son joli visage, elle alla se serrer contre la jambe de son papi.
– Regarde sur la table mon petit asticot, j’ai une surprise pour toi.
Elle ouvrit grand les yeux et vit deux belles tartelettes remplies de petits dômes orangés, qui brillaient dans la lumière du matin.
– Qu’est-ce que c’est papi ? Je peux goûter ?
– Ce sont des tartes aux mini-abricots. Tu peux en manger une pour le petit déjeuner si tu veux.
– Oh super Papi, c’est toi qui l’as faite ? Où as-tu trouvé les petits abricots papi, ils sont très beaux ! dit-elle avec candeur.
– Je les ai trouvés cachés sous une feuille du jardin, ce sont sûrement les petits lutins qui les ont fait pousser.
Mais il eût à peine le temps de finir sa phrase que Garance était déjà en train de croquer à pleines dents dans cette tartelette colorée.
– C’est bon, tu aimes ?
– Oui papi c’est délicieux ! avoua-t-elle. On ira chercher les abricots d’hiver ensemble dans le jardin ce matin ?
– Bien entendu, mais je crois qu’il n’en reste plus beaucoup car j’en ai ramassé une pleine bassine pour les mettre dans cette tarte…
Il contempla sa petite fille au visage d’ange grignoter la tarte avec appétit. Malgré ce mensonge, il sentit monter en lui un sentiment d’allégresse qui l’ancra totalement dans le moment présent.
Alors qu’elle absorbait goulûment de la nourriture terrestre, lui aussi se nourrissait, mais avec des aliments impalpables : des odeurs, des sons et des images qui se métamorphoseraient dans les prochains mois en des souvenirs tendres.
Il ouvrit alors le tiroir de la table et s’empara du petit carnet à la couverture bleue et aux pages froissées, où Martine avait pour habitude d’y noter toutes ses recettes, puis prit un stylo et écrivit :
Recette de la tarte aux abricots d’hiver
Pour deux tartelettes
Pour la pâte :
- 125 g de farine de petit épeautre ;
- 30 ml d’huile d’olive ;
- 60 ml d’eau froide ;
- 1 cuillère à soupe bombée de sucre roux ;
- 1 pincée de sel ;
- ½ cuillère à café de vanille en poudre.
Remplissage
- 140 gr de chair crue de courge butternut ;
- 2 cuillères à soupe de sirop d’érable ;
- Le jus d’un demi-citron pressé.
Marie-France Farré de Labenne Océan (40)