Brandie par les communicants de l’agro-industrie conventionnelle comme une panacée face aux “agriculteurs bio qui labourent et ont donc des pratiques moins écologiques“, les techniques employées pour cette ACS (Agriculture de Conservation des Sols) ont effectivement de très nombreux avantages par rapport au labour traditionnel :
- moindre dépense énergétique,
- respect des horizons du sol (on ne remonte notamment pas les espèces souterraines à la surface et on n’enterre pas les espèces vivant dans les tous premiers centimètres du sol),
- on garde une couverture du sol plus durable,
- on évite la semelle de labour (la zone du sol qui correspond à la limite d’intervention de la charrue, qui désolidarise le sol de surface du sol profond et accroît érosion et imperméabilisation, et donc aussi les glissements de terrain),
- meilleure séquestration du CO² dans les sols (point de plus en plus contesté par diverses études),
- limitation du nombre de passages de tracteurs dans les champs, en comparaison du labour traditionnel souvent pratiqué en agriculture biologique pour éviter de recourir aux désherbants.
Avec tous ces avantages, on peut comprendre qu’une majorité d’exploitants agricoles se laisse séduire par le discours des marchands d’herbicides, qui ont de surcroît un argument sans faille : c’est beaucoup plus économique que de passer régulièrement dans les champs avec des outils coûteux qui font consommer beaucoup de carburant et qu’il faut entretenir. C’est aussi techniquement plus facile, en demandant une moindre précision, une moindre acuité dans la surveillance des cultures, et laisse un peu plus de marge dans les délais d’intervention que les techniques alternatives telles que couverts permanents, cultures associées, binage mécanique, etc. Et puis, si le glyphosate est autorisé, c’est qu’il ne pose pas de problème sanitaire ou environnemental, n’est-ce pas ? D’ailleurs, les labels de type “Haute Valeur Environnementale” des exploitations tolère totalement son usage, dès lors qu’il est “raisonné” -c’est-à-dire dès lors qu’on respecte les indications de la notice*.
Toutefois, le revers de la médaille est bien désagréable pour les agriculteurs conventionnels sincèrement engagés dans ces démarches, souvent à des fins sincèrement environnementales et agronomiques en plus d’être économiques. Contrairement à une idée fort répandue et diffusée par divers acteurs de la filière conventionnelle, le Glyphosate – et les produits qui en contiennent – pose d’énormes problèmes environnementaux et de santé publique.
Or, voilà, les études sur lesquelles s’appuient ces promoteurs institutionnels de l’ACS glyphosaté et ceux qui les relaient sont fortement incomplètes. Comme l’a démontré Céline Pelosi, directrice de recherche à l’INRAE d’Avignon et écotoxicologue, on constate par exemple une forte bioaccumulation de glyphosate chez les vers de terre, indispensables et infatigables travailleurs des sols (Pelosi et al., 2022). Mais étrangement, la bioaccumulation – la concentration des produits dans les chairs et les organes – n’est ni prise en compte dans l’évaluation des produits ni considérée comme un facteur toxique.
Des atteintes diverses – dérèglement des fonctions hépatiques et reproductives, troubles neurologiques, affaiblissement du système immunitaire… – sont détectées avant et après la naissance chez des rongeurs et des humains exposés durant la gestation (Lesseur et al. 2021 ; Novbatova et al. 2023). L’AMPA, un métabolite issu de la dégradation du glyphosate dans les milieux et les organismes, est reconnu comme fortement impliqué dans les cancers du sein (Francke et al. 2021), mais aussi dans l’équilibre global des écosystèmes, car il interfère avec divers médiateurs biologiques et neurologiques, nuisant notamment à la communication entre les plantes et leurs auxiliaires et les rendant donc potentiellement moins reproductives et plus vulnérables aux ravageurs et aux divers aléas (Martens and al. 2018 ; Klátyik et al. 2023 ). Enfin, les mêmes études démontrent que l’herbicide est impliqué dans la dégradation de l’ADN, y compris chez des espèces non-cibles. Sur les plus de 9000 études existant sur ce produit, les plus récentes sont de plus en plus précises et complètes concernant sa toxicité biologique et environnementale désormais avérée même à faibles doses.
Autant dire que l’enfer est pavé de bonnes intentions et que, malgré tout le soutien politique apporté à l’ACS assistée par les herbicides pour ses qualités incontestables en comparaison de systèmes moins vertueux, elle est aussi prise dans un engrenage écologique inexorable qui fait de ce remède apparent un poison finalement très pernicieux aux effets qui s’accumulent progressivement dans tous les milieux et les organismes. Rappelons qu’une écrasante majorité de la population des pays industrialisés – y compris celle qui ne se nourrit que de produits bio ou assimilés – porte en elle des traces de glyphosate et de ses métabolites.
Des pistes existent pour ne pas avoir recours aux herbicides tout en ne passant pas obligatoirement par le labour ( Mesnage et al. 2021 ). Elles ne sont pas pour autant applicables en toutes circonstances, et impliquent une refonte du modèle agricole et agro-alimentaire, ainsi qu’un accompagnement des états pour encourager la recherche et aider à l’adaptation des fermes à ces nouvelles techniques ( Colbach & Cordeau 2022 ). Ceci doit également s’accompagner d’un travail de fond autour de l’alimentation, consistant notamment à une diversification de celle-ci et à l’équilibrage de l’économie domestique en faveur d’une alimentation qualitative par tous les moyens possibles.
Si la dépense en investissement paraît colossale, elle est néanmoins à relativiser : le coût pour les contribuables de la dépollution de l’eau, la compensation des dysfonctionnements des écosystèmes, et le traitement des problèmes de santé dus aux pesticides -dont les herbicides- est actuellement très largement supérieur à ce que serait celui d’une reconfiguration des pratiques agricoles et des circuits de production et de distribution/consommation (Rastoin 2022 ; France Stratégie 2020) .
Ne nous reste plus qu’à faire collectivement pression sur les décideurs politiques pour qu’ils assument ces changements nécessaires et accompagnent la société toute entière pour y parvenir, plutôt que de s’entêter à soutenir des pratiques qui alourdissent chaque jour la note, aggravent la situation des paysans comme des écosystèmes, et nous conduisent toujours plus près du précipice.
A titre individuel, nous avons la charge de diffuser les informations sur les risques et les alternatives, et de soutenir – par nos achats, mais aussi par l’affichage des réussites et des gains ou l’aide sur le terrain – les agriculteurs les plus proches de nous dans ces démarches souvent complexes à mettre en œuvre. Enfin, on sait combien la mutation devra s’accompagner d’un changement et d’une diversification des habitudes alimentaires dont il nous faudra être les acteurs, que ce soit dans nos assiettes, dans les écoles, ou dans les universités populaires. Parce que nous aussi, il faut qu’on assume ce que l’on souhaite voir advenir.
* La Commission Européenne vient d’annoncer sa décision de prolonger l’autorisation d’employer ce poison sur tout son territoire pendant 10 ans de plus. En France, si on se réfère aux chiffres de 2022, on devrait donc en épandre encore entre 7 et 8000 tonnes par an sur les sols cultivés à travers le pays.
J’en profite pour indiquer que nous abordons ce sujet crucial sans langue de bois lors des Etats Généraux des Agricultures Alternatives 2024, qui auront lieu les 2 et 3 février 2024 à Joigny, dans l’Yonne.
Eric Lenoir
Éric Lenoir est paysagiste, pépiniériste et naturaliste dans l’Yonne, en Bourgogne. Passionné d’écologie, il propose une approche du paysagisme qui sort véritablement des sentiers battus. Il a notamment publié le Petit traité du jardin punk en 2019, et vient de publier le Grand traité du jardin punk aux éditions Terre Vivante.
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